EN 1997, lors de notre première rencontre avec le Dr James Jealous D.O , celui-ci nous avait parlé avec beaucoup d'intérêt du livre de David Abram publié un an avant : The Spell of the Sensuous: Perception and Language in a More-Than-Human World .
Ce livre ne fut traduit en français par la philosophe des sciences Isabelle Stengers qu'en 2016 sous le titre : Comment la terre s'est tue . Autrement dit comment sommes-nous parvenus à n'être plus plus sensible et être sourd au langage de la nature.
"David Abram (1957) est un philosophe américain écologiste connu pour son travail, reliant la phénoménologie de Merleau-Ponty aux problèmes environnementaux et écologiques. Il est l'auteur de Becoming Animal: An Earthly Cosmology non traduit et de The Spell of the Sensuous: Perception and Language in a More-than-Human World (1996), traduit en 2013 sous le titre de Comment la terre s'est tue, pour une écologie des sens par la philosophe des sciences belge Isabelle Stengers. Dans ce livre, Abram retrace ses expériences personnelles avec des magiciens traditionnelles balinais et des moments de communication privilégiés, d'expériences " esthétiques " vécues avec la nature, il y découvre que la nature ne cesse de nous parler mais que c'est nous qui ne savons plus l'écouter. Sa thèse très originale est, qu'entre autres causes telle que l'apparition de l'agriculture, c'est la création par les Grecs d'un alphabet et d'une écriture qui fut un élément causal déterminant de l'éloignement entre l'homme et la nature.
En effet, les scribes grecs introduisirent dans leur alphabet, calqué sur l'hébreu, des voyelles écrites, accroissant ainsi de façon considérable les capacité abstraites de leur système d'écriture. En conséquence, ils désacralisèrent de fait le souffle et l'air en le rendant visible. L'alphabet hébreu " l'Aleph-Beth " qui a servi de modèle aux Grecs ne représentait pas les voyelles. Pour les Hébreux, les lettres étaient des pictogrammes, ainsi aleph (devenu alpha en grec) n'était pas seulement la première lettre de l'alphabet mais d'abord un " boeuf " et beth (beta) une maison, gimel (gamma) un chameau. Pour les Grecs, ces mots nommaient seulement les lettres et n'avaient aucune autre signification : " Les scribes grecs, en transposant ainsi l'invisible dans le registre du visible, ont bel et bien dissous le pouvoir primordial de l'air. " p 321 .Pour un lecteur hébreu, un texte traditionnel n'exprime jamais une seule et même chose pour la simple raison que, chaque fois qu'un lecteur le reprend, les mots et donc la signification d'un texte écrit en consonnes peuvent varier de manière subtile.
Ainsi, " c'est seulement lorsque le texte écrit commença à parler que la voix de la forêt et de la rivière commencèrent à s'effacer. Et c'est seulement alors que le langage put perdre son ancienne connexion avec le souffle invisible, l'esprit se séparer du vent, la psyché se dissocier de l'air environnant " p 324.
" Que cette nouvelle sensibilité en soit venue à se considérer comme une intelligence isolée, située dans le corps matériel n'est compréhensible qu'en relation avec l'oubli de l'air, l'oubli de ce médium sensuel mais invisible qui ne cesse de fluer dans et hors du corps respirant, liant les profondeurs insaisissables en nous avec les profondeurs insondables qui nous entourent. "
Comme Rachel Carson dans son texte sur The sea around us, David Abram évoque la prise de conscience qu'à travers son corps et ses sens, visible et voyant, l'homme est profondément " entrelacé " avec la nature et qu'il ne tient qu'à lui de faire silence pour l'écouter à nouveau lui parler. " C'est seulement lorsque nous commençons, à nouveau, à faire attention à notre immersion dans l'air invisible, à en faire l'expérience, que nous commençons à nous souvenir de ce que signifie être pleinement partie du monde." p 330
Pour David Abram, l'expérience " éco-esthétique " de l'immersion dans la nature seule permet une véritable conversion écologique. " Une approche réellement écologique ne cherche pas à atteindre un avenir envisagé mentalement mais s'efforce de participer, avec toujours plus d'acuité, au présent sensoriel. Elle s'efforce de devenir toujours plus éveillée, sensible aux autres vies, aux autres modes de conscience et de sensibilité qui nous entourent dans le champ ouvert du moment présent. Car les animaux et les nuages qui s'assemblent n'existent pas dans un temps linéaire. Nous ne les rencontrons que lorsque la poussée du temps historique commence à s'ouvrir à l'extérieur, lorsque nous sortons de nos têtes et participons aux cycles de vie de la terre autour de nous. Cette étendue sauvage possède son propre temps, ses rythmes d'aube et de crépuscule, ses saisons de gestation, de bourgeonnement et de floraison. C'est ici, et non dans le temps linéaire, que les corbeaux résident. " p 46
Outre ce nécessaire contact direct avec la nature, c'est enfin la culture orale et sa médiation qui peuvent permettre de garantir la transmission efficace d'une conscience et d'une éthique environnementale : " L'efficacité morale du paysage - ce pouvoir que possède la terre de promouvoir un comportement attentif et respectueux dans la communauté - est assuré par la médiation de toute une classe d'histoires qui sont régulièrement racontées au village. " p 206 "
Extrait du mémoire de Elise Roche : L'EXPERIENCE ESTHETIQUE DANS L'ART CONTEMPORAIN ECOLOGIQUE COMME MEDIATION D'UNE ETHIQUE ENVIRONNEMENTALE
Lors de la commande du livre de l’américain David Abram Comment la terre s’est
tue , dont la lecture m’avait été recommandée, la libraire m’a dit que ce devait être «un livre intéressant parce qu’elle avait constaté que cette année, les oiseaux
chantaient moins ». Certes, me disais-je, mais si la « parole » de la terre correspond
aux multiples contributions sonores des êtres qui la peuplent, elle devrait plutôt ressembler
à un vacarme infernal du fait principalement d’une espèce, la nôtre.
A la réception du volume, je constate qu’il s’agit d’un travail rédigé en 1996 , traduit et préfacé en 2013 par la philosophe des sciences belge Isabelle Stengers
et par Didier Demorcy. Pour introduire sa brève (mais dense) préface, la philosophe souligne «que
le fait même de se demander «Comment la terre s’est tue » suscitera certainement
une question du genre « Vous ne pensez tout de même pas qu’elle est capable de
parler ? «Et celui qui oserait dire «oui» sera exclu sans autre forme de procès : c’est
de l’animisme!»
Mais elle termine sa contribution par un « Parce que la terre parle » qui ne semble
souffrir aucune contestation.
Intrigué, je me lance et suis pris au piège d’une lecture dont on ne sort pas indemne.
Deux buts
D’emblée, David Abram précise les deux buts de son ouvrage. Il s’agit «d’abord (de)
fournir un ensemble d’outils conceptuels puissants à mes collègues du vaste monde
de l’activisme environnemental (…) et à tous ceux qui luttent déjà pour comprendre
et diminuer la distance qui nous sépare aujourd’hui de la terre animée. Mais je voudrais
aussi donner à penser au sein du monde institutionnel des intellectuels, des
scientifiques et des professeurs – dont beaucoup ont opposé un silence étrange à
la détérioration rapide de la nature, à la disparition continue des autres espèces et à
l’appauvrissement des relations humaines qui en résulte5
. »
Une perspective audacieuse
L’audace du point de vue adopté dans ce travail par l’auteur mérite d’être saluée. «Ce
travail, à la différence de la tendance qui domine depuis longtemps les sciences
sociales occidentales, n’a pas cherché à proposer d’explications rationnelles aux
1 David Abram, Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens, La Découverte, Les empêcheurs de penser en rond, 2013 pour l’édition française (1996 pour
l’originale), 348 pp, Préface et traduction de Didier Demorcy et Isabelle Stengers.
2 Voir aussi dans ce dossier : La mort du silence, p.58
3 Le même sort a été réservé aux passionnants travaux du norvégien Arne Naess, dont par exemple l’ouvrage Ecologie, Communauté et Style de vie qui fait la synthèse
de ses réflexions sur la Deep Ecology élaborées durant les années 70, n’a été accessible en langue française qu’en 2008.
4 https://fr.wikipedia.org/wiki/Isabelle_Stengers
5 En 2014, David Abram occupera la chaire Arne Naess in Global Justice and the Environment de l’université d’Oslo.
L’effondrement en questions • 64
croyances et aux pratiques animistes. Au contraire, il a proposé une compréhension
animiste, participative de la rationalité. Il a suggéré que la raison civilisée ne se maintient
que par un rapport profondément animiste avec nos propres signes. Raconter
l’histoire de cette façon – proposer une compréhension animiste de la raison, plutôt
que l’inverse – implique que l’animisme soit la catégorie la plus générale, la plus
inclusive, et que les modes oraux, mimétiques d’expérience fondent, et nourrissent,
toujours l’ensemble de nos modes, lettrés et technologiques, de réflexion. Lorsque
l’enracinement de la réflexion dans de tels modes corporels, participatifs, d’expérience
est entièrement méconnu ou inconscient, la raison réflexive devient dysfonctionnelle
et détruit, sans même en avoir l’intention, le monde corporel, sensuel, qui la nourrit.»6
Il fallait oser, il l’a fait, et de manière remarquable.
Le monde « plus qu’humain »
Plus précisément, quel est ce travail? « Ce que David Abram nous demande de reconnaître,
(c’est que) les manières dont nous percevons et caractérisons ce qui nous entoure,
aussi variées soit-elles, sont indissociables de « suggestions »… qui ne sont pas
un produit arbitraire de notre imagination mais sont offertes par le sensible lui-même. »7
Quelle est l’origine de la perception, se demande Abram. « Je ne peux affirmer que
ma perception d’une fleur sauvage particulière, avec sa couleur et son parfum,
soit entièrement déterminée ou « causée» par la fleur, puisque d’autres personnes
peuvent faire l’expérience d’un parfum quelque peu différent, et que moi-même,
à un autre moment ou d’une humeur différente, je peux voir la couleur différemment
– et surtout puisque n’importe quel bourdon qui se pose sur la fleur en aura
assurément une perception tout autre que moi. Mais je ne peux pas non plus
dire en vérité que ma perception est causée par moi seul – par mon organisation
physiologique et neuronale – ou qu’elle existe entièrement « dans ma tête » - car
sans l’existence effective de cet autre être, de cette fleur enracinée non dans mon
cerveau mais dans la terre et le sol, il n’y aurait pas de parfum et pas de perception
colorée, ni pour moi ni pour d’autres, humains ou insectes.
Ni ce que je perçois ni ce qui est perçu ne sont pleinement passifs dans l’événement
de la perception. »
. Il s’agirait de prendre conscience de l’existence d’un «monde plus qu’humain». Et, l’on s’en doute, cette prise de conscience implique nécessairement que nous ayons un rapport différent à ce monde (animaux, plantes,
roches, sol, vent, ciel,…).
La phénoménologie de Merleau-Ponty
Un autre coup de génie de David Abram est d’avoir inscrit son travail de réflexion
dans la phénoménologie et plus particulièrement dans la poursuite des travaux du
philosophe français Merleau-Ponty qui est identifié comme LE phénoménologue de la
perception.
Pour Abram, «De tous les philosophes du 20e siècle, il fut celui qui accorda
le plus d’importance au corps et à l’expérience des sens, à la façon dont le corps
ressent l’espace et les choses autour de lui, les couleurs, les formes, les textures.
Comment s’exprimer en accord avec ce qu’il appelait le «corps propre», le corps-sujet,
la subjectivité qui n’est rien d’autre que le corps lui-même? Telle était sa quête».9
Et I. Stengers de confirmer: «La grandeur de Merleau-Ponty a donc été, dans l’environnement
domestiqué, préinterprété en termes de significations proposées par
des humains à des humains, de se rendre sensible à la manière dont les choses
sont susceptibles de solliciter notre attention et, réciproquement, de répondre à
cette attention, et de caractériser cette réciprocité dans un langage qui échappe au
face-à-face entre le sujet et l’objet – un langage animiste.»10
Et quel talent de vulgarisateur cet Abram ! Les écrits de Merleau-Ponty sont certes
passionnants, mais parfois difficilement accessibles. Abram les rend limpides.
Voyage initiatique
Les bases sont posées, le plus difficile est fait. Il reste à apporter les éléments qui
vont nous convaincre de la pertinence de cette écologie11 de la perception (et du
langage). C’est alors parti pour un édifiant voyage intellectuel convoquant les meilleures
recherches en anthropologie, les grands mythes (l’Odyssée d’Homère) et des
philosophes comme Platon et Socrate.
Nous plongerons au plus profond des traditions des « peuples natifs » (Aborigènes
d’Australie, Indiens Apaches d’Amérique du Nord, Koyukons d’Alaska), peuples de
l’oralité, du temps circulaire confondu avec l’espace.
Nous serons les témoins de l’apparition des premiers alphabets et de l’écriture et
vivrons quasiment de l’intérieur ses conséquences sur la séparation des notions d’espace
et de temps ainsi que sur la progressive distanciation d’avec nos sens et la terre
qu’ils vont induire.
«Il semblerait donc que la séparation conceptuelle du temps et de l’espace (lesquels
se confondaient dans les traditions orales – NDLR) (…) fonctionne sur un
mode qui éclipse la terre alentour, l’abstrait de la conscience humaine. (…) Seule
la réconciliation de l’espace et du temps en un champ phénoménal unifié peut
rendre à nouveau manifestes les pouvoirs et la profondeur de la terre qui nous
inclut, en tant que le sol et l’horizon mêmes de tous nos savoirs. »12
Le chapitre 7, L’oubli et le souvenir de l’air, est exceptionnel. Il nous explique comment
la profonde fusion entre l’air, le vent, le souffle, l’âme, la psyché, le « souffle de
la bouche » (la parole) s’est vue littéralement détruite par l’acte d’écriture, la vouant
définitivement à l’oubli.
«C’est seulement lorsque le texte écrit commença à parler que les voix de la forêt
et de la rivière commencèrent à s’effacer. Et c’est seulement alors que le langage
put perdre son ancienne connexion avec le souffle invisible, l’esprit se séparer du
vent, la psyché se dissocier de l’air environnant.»13 Il est impossible de sortir de ce
chapitre sans ressentir un profond malaise quand on sait la modification radicale que
nous avons fait subir à l’air en le polluant toujours plus…
Le dernier chapitre, coda14, témoigne quant à lui de la grande rigueur intellectuelle de
David Abram qui met son travail en perspective. Et surtout, il constitue une véritable
ode au Local ou plutôt auX Local en montrant, de manière bien moins superficielle
que le désormais incontournable Demain que le changement est en route.
«La question n’est certainement pas de « retourner en arrière », mais bien plutôt
de parcourir tout le cercle, d’unir notre capacité de raisonnement détaché à des
manières de connaître plus sensorielles et mimétiques, de permettre à la vision
d’un monde commun de plonger ses racines dans notre engagement direct et
participatif avec le local et particulier. Si, en revanche, nous nous bornons à notre
cocon réflexif, toutes nos aspirations et tous nos idéaux abstraits portant sur un
monde unifié se révéleront abominablement illusoires. Si nous ne retrouvons pas
bientôt notre environnement sensuel, si nous ne nous réapproprions pas notre
solidarité avec les autres sensibilités qui habitent et constituent cet environnement,
le coût de notre « commune humanité» pourrait être notre commune
extinction.» (souligné par moi)
Au terme de la lecture de cet ouvrage exceptionnel, on n’espère qu’une chose, que
cela ne soit pas qu’une illusion: David Abram est en effet un prestidigitateur15…
Vous trouverez ici16 une brève description de qualité, chapitre par chapitre, de l’ouvrage.
• Alain Geerts
6 David Abram,Idem, note 2 p. 344.
7 I. Stengers, Idem, p. 8
8 David Abram,Idem p.80
9 David Abram : Retrouvons un ancrage local : le sacré s’y trouve, un interview de Patrice van Eersel (en ligne)
10 I.stengers, idem p.10.
11 I.stengers, idem p.10.
12 David Abram, Idem, p.278.L’effondrement en questions • 6513 David Abram, Idem, p.324. 14 Coda est un terme utilisé en musique et en danse classique. C’est un signe de reprise qui permet de remplacer une phrase suspensive par une phrase conclusive. https://fr.wikipedia.org/wiki/Coda_(musique) 15 Ce qui lui a permis de payer ses études, de travailler avec le Dr Ronald Laing et surtout d’intriguer les chamans locaux de l’Asie rurale qui s’ouvrirent ainsi à lui. 16 http://journals.openedition.org/lectures/13295 Martin Guillemot, « David Abram, Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2014, mis en ligne le 20 janvier 2014, consulté le 14 janvier 2017. URL : http://lectures.revues.org/13295